Trophée Jules Verne
Bernard Stamm : « naviguer à 14, c’est multiplier l’expérience par 14... »
"Maintenant, faire le tour du monde est presque banalisé"
mardi 15 mars 2005 –
Une poignée d’heures avant le passage victorieux de la ligne d’arrivée du Trophée Jules Verne sur Orange II, Bernard Stamm a répondu à quelques questions.
Rivacom : Vous êtes plutôt un navigateur solitaire, le fait de naviguer autour du monde en équipage représente-t-il un grand changement ? Est-ce beaucoup moins stressant ? Fatigant ? La promiscuité est-elle difficile pour un solitaire ? Ou, au contraire ? Est ce que cette expérience ne rendra pas plus pénible la solitude ?
– Bernard Stamm : « La navigation en équipage représente effectivement un changement radical. Elle permet, à chaque changement de quart,
d’avoir une équipe reposée pour faire avancer le bateau le plus vite possible. Elle permet d’utiliser, si c’est le choix retenu, 100% du potentiel du bateau, sur le tour du monde complet. La navigation en solitaire est beaucoup plus stressante, plus physique et plus fatigante. En équipage, elle est réglée par les quarts et quand nous ne sommes pas de quart, nous sommes vraiment au repos. C’est à dire que le reste de l’équipage gère la marche du bateau et les manœuvres.
Après, c’est une question de confiance ou non qui peut engendrer du stress. Ce qu’il n’y a pas eu sur ce tour. La promiscuité n’a pas été un réel problème, parce que le bateau est assez grand pour laisser de l’espace à chacun, mais pourrait rapidement l’être sur un bateau plus petit. Et ça dépend en grande partie de l’ambiance à bord. Je pense que si l’ambiance
commence à devenir maussade, beaucoup de choses deviennent rapidement très difficiles et la promiscuité doit être un détonateur dans ce cas. Mais là aussi, l’ambiance est restée au beau fixe, donc pas de problème. La présence des autres membres de l’équipage a plutôt été un stimulateur. Par contre, que ce soit en équipage ou en solitaire, la motivation vient de l’objectif, donc il n’y a pas de réelle différence. J’y vais avec le même état d’esprit. J’aime bien faire les choses de A à Z, donc je n’aurai pas de mal à refaire du solitaire. De plus, naviguer avec 13 personnes aux compétences diverses est très enrichissant, on apprend beaucoup plus vite que tout seul et toute cette expérience est utile pour les courses à équipage réduit. C’est une autre discipline. »
R : Comment voyez-vous votre retour en monocoque, n’avez vous pas peur d’avoir une impression de « lenteur » après les glissades incroyables sur Orange II ?
– B S : « Même pas peur. L’open 60’ monocoque est heureusement un bateau très vivant avec lequel on peut avoir rapidement de bonnes sensations de vitesse. Quand le monocoque est lancé à 25 nœuds, il y a une plus grande sensation qu’Orange II à la même vitesse. Par contre, sur le multi, c’est plus chaud quand il atteint les 40 nœuds et beaucoup plus encore quand il sort sa coque de l’eau. C’est ce qui manquera sûrement un peu ».
R : Qu’avez vous appris sur ce tour du monde que vous ignoriez ? Sur les hommes, la technique, l’organisation ? La gestion humaine ?
– B S : « Comme je le disais plus haut, le fait de naviguer à 14 multiplie par 14 l’expérience de navigation, de préparation, de gestion et d’organisation. Même si beaucoup de points se recoupent chez tout le monde, la somme de ce savoir est très enrichissante et permet de faire avancer les choses très rapidement. On peut aussi être confronté à des gestions très différentes. La plus grande nouveauté pour moi a été de regarder d’autres faire les choix tactiques et stratégiques. Et même
si, sur le moment, certains choix paraissent incongrus, ils s’avèrent payants. Ça permet de se remettre soi-même en question, en tous cas d’y réfléchir. »
R : Quel est votre plus beau souvenir ?
– B S : « A part l’arrivée et toute l’émotion qu’elle engendre, il y a évidemment les surfs sauvages, c’est inoubliable. Puis il y a un
fou rire qui m’a pris à la barre suite à une situation cocasse, un peu de tension nerveuse et je pense pas mal de fatigue. Ça a duré une demi-heure, j’ai dû me faire remplacer à la barre. J’en souris encore.
Et puis il y a ce nuancier de couleurs qu’offre le spectacle de la mer, tout autour du monde. Il faut y retourner pour que le souvenir ne s’estompe pas »
R : Et le pire souvenir ?
– B S : « J’étais à la barre, nous étions en train de manœuvrer, de rouler un genaker je crois. J’abats afin d’enlever la pression du vent dans la voile pour pouvoir rouler rapidement. J’ai un peu trop abattu, je me suis laissé prendre par une vague qui a mis le bateau quasi vent arrière et a déventé la trinquette. Quand j’ai recommencé à lofer nous avons entendu comme une explosion. C’était la latte du haut dans la trinquette qui s’est cassée d’un coup. Mis à part la frustration d’avoir fait une erreur stupide, on se rend compte de la responsabilité que peut avoir le barreur. Donc le pire, c’est le souvenir de ce qui aurait pu se passer, quelques fois, si on avait fait des erreurs plus importantes... »,
R : Connaissez-vous Jules Verne ? On célèbre, cette année, le centenaire de sa mort.Ça évoque quelque chose de particulier pour vous ? je pensais à votre phrase “je suis né trop tôt ou trop tard” au moment du passage du Cap Horn, à propos de la vitesse des bateaux.
– B S : « J’ai l’impression que tout le monde connaît Jules Verne. J’avais lu le Tour du monde en 80 jours, Vingt mille lieues sous les mers, vu les films aussi. Quand j’étais petit, faire le tour du monde était encore "l’aventure absolue" et des écrivains comme lui le rendait un peu accessible. Maintenant, faire le tour du monde est presque banalisé. C’est vrai que l’époque des grandes découvertes devait être une époque formidable à vivre. En tous les cas, il avait de l’imagination, et il en a fait rêver plus d’un ».
R : Qu’est ce qui est le plus fort dans une arrivée , victorieuse, du Trophée Jules Verne ?
– B S : « Le plus fort dans une arrivée, c’est de retrouver les gens qu’on a quittés, de savourer pendant une petite période tout ce qui a pu manquer pendant le voyage et qui va redevenir rapidement habituel. De chambouler totalement la routine du fonctionnement qui s’est installé pour en adopter un autre, radicalement différent.
En fait, on ne laisse pas la poussière se déposer sur l’étagère du bonheur ».
Info Véronique Guillou / Rivacom